Les chaînes de boulangerie multiplient les points de vente. Parfois au détriment des artisans boulangers qui en appellent aux maires. Mais ces derniers ont peu de leviers d’action.
Elles s’appellent Ange, Marie Blachère, Louise… On les surnomme « les boulangeries des ronds-points », en raison de leur stratégie commune d’implantation près des giratoires, dans les zones commerciales à la périphérie des villes. Depuis leur apparition, il y a une vingtaine d’années, elles multiplient les points de vente comme des petits pains. Une concurrence supplémentaire pour les boulangers indépendants, déjà confrontés aux industriels, terminaux de cuisson et rayons spécialisés des supermarchés.
« Les chaînes de boulangerie se développent dans toutes les villes, et on peut s’interroger sur cette finalité, sachant qu’il y a déjà de nombreux artisans boulangers qui travaillent bien », relève Jean-Yves Ravier, maire divers gauche de Lons-le-Saunier auprès d’Enquêtes d’actu. La préfecture du Jura a récemment connu une mobilisation de ses boulangers contre l’arrivée de deux franchisés. Ces opposants regrettent aujourd’hui un manque de soutien de la municipalité. Alors ces chaînes causent-elles vraiment du tort aux boulangers traditionnels ? Et quel est le réel pouvoir de régulation des maires ? Enquête sur cette « guerre du pain ».
Marie Blachère ouvre, une boulangerie ferme
Victime d’une baisse de son chiffre d’affaires aussi soudaine que critique, la boulangerie du Breuil-en-Auge (Calvados) a mis la clé sous la porte fin mars 2025. Un coup dur pour ce village d’à peine 1 000 habitants, sur la route menant de Lisieux à Pont-l’Évêque. Nos confrères du Pays d’Auge avaient mis en lumière la situation désespérée du commerce, que son patron expliquait par le contexte économique et la récente arrivée de Marie Blachère dans le secteur. « Je ne comprends pas que ce type d’enseigne puisse s’installer ici en ce moment », s’indignait-il à l’époque.
Déjà bien implantée dans toute la France, Marie Blachère s’est installée durant l’été 2024 à Pont-l’Évêque. « Nous ne sommes pas en guerre avec les autres boulangers : ils ont leur clientèle, nous avons la nôtre », réagit Clarisse Poissel, responsable de magasin, auprès d’Enquêtes d’actu.
La manager dirige une équipe d’une dizaine de personnes. L’établissement occupe un emplacement stratégique dans cette commune touristique en pleine expansion (4 953 habitants en 2021 contre 4 819 en 2015), située en bordure de l’autoroute A13 reliant Paris à Caen et aux cités balnéaires de la Côte Fleurie (Deauville, Trouville-sur-Mer, Honfleur…).
« On capte à la fois les employés de la zone commerciale qui viennent manger chez nous sur leur pause déjeuner, les familles à la sortie des écoles, et des vacanciers », détaille la responsable qui tire un bilan positif de cette première année d’activité.
« La stratégie d’emplacement est l’un des grands axes du succès de ces enseignes, analyse François Blouin, président fondateur du cabinet d’intelligence économique Food Service Vision. Elles s’installent sur des zones de flux, notamment les trajets domicile-travail, qui permettent facilement, le matin, de s’arrêter prendre son snacking en allant au bureau, et le soir d’acheter son pain ou un gâteau en rentrant chez soi. »
Rapport qualité-prix très accessible
Flanqué d’un magasin de cuisines et d’une célèbre enseigne de restauration rapide, le Marie Blachère de Pont-l’Évêque dispose d’un grand parking et d’une surface commerciale confortable de 300 m². À l’intérieur, plusieurs tables en font un véritable lieu de restauration : « Nos clients peuvent rester prendre un café tout en mangeant un croissant, ou profiter de nos formules déjeuner. »
Celles-ci comportent un large choix de sandwichs, wraps, salades ou burgers, avec boisson et dessert. Le tout pour moins de 10 euros. « Leur offre se positionne de manière très accessible en termes de rapport qualité-prix, avec des techniques marketing de type grande distribution (‘trois produits achetés, un offert’ ou ‘3+1’, prix réduits en fin de journée…), poursuit François Blouin. Ces acteurs ont aussi apporté une diversité et un complément d’offre, leur permettant de toucher plus largement les consommateurs que ne le faisaient les boulangers traditionnels. »
« Ils ont transformé le modèle à proposer autant de produits », admet Thierry Héron. Mais ce boulanger de Louviers (Eure), au franc-parler assumé, reproche aux chaînes de « jouer sur les codes de l’artisanat, alors qu’elles fonctionnent comme des fast-foods : certes leurs pains sont pétris et cuits sur place, mais elles utilisent des packs d’ingrédients tout prêts qu’il suffit de mélanger ; et puis toutes leurs viennoiseries sont livrées congelées ».
Produits congelés et standardisés
La responsable du Marie Blachère de Pont-l’Évêque assume le recours à des fournisseurs extérieurs pour les viennoiseries et pâtisseries : « C’est à la fois un gain de temps et de confort pour le personnel. C’est aussi ce qui nous permet d’avoir ce débit de produits, sans lequel on ne pourrait pas faire des offres promotionnelles comme le 3+1. »
« L’inconvénient, c’est que toute la chaîne va faire les mêmes produits. Alors que si vous prenez plusieurs boulangeries d’un même village, personne ne va faire la même religieuse ni le même mille-feuille », compare Dominique Anract, président de la Confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie française (CNBPF), principale organisation représentative des artisans boulangers-pâtissiers.
Cette standardisation existe aussi au niveau de la qualité et du poids des pains. Ainsi, tous les Marie Blachère reçoivent les mêmes farines d’un fournisseur spécifique, et suivent des procédés de fabrication communs. Ce qui ne signifie pas pour autant que tout le monde peut s’y improviser boulanger.
« On embauche de vrais professionnels qui disposent a minima du CAP ou d’une expérience notable en la matière, insiste la manager de Pont-l’Évêque. Ici, nous en avons deux. Ils commencent leur journée à 2 h 30 du matin comme les indépendants ; ils utilisent des levures, de l’eau et de la farine comme le boulanger du coin. »
Force de frappe
Fondateur de l’enseigne Marie Blachère en 2004, le Provençal Bernard Blachère a étrenné cette recette gagnante, reprise par les autres chaînes de boulangerie. « En vingt ans, Marie Blachère a constitué un réseau qui frôle le milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel, ce qui en fait la troisième enseigne de restauration après McDonald’s et Burger King en France, et la deuxième en nombre de points de vente derrière McDonald’s », souligne le président de Food Service Vision.
Avec plus de 800 boulangeries, le poids lourd du secteur devance largement son dauphin Ange et ses 275 points de vente. Selon le président de la CNBPF, cette force de frappe leur « permet de faire des économies d’échelle sur la communication, les achats, etc. C’est un modèle économique qui marche bien ».
Si bien qu’ »une boulangerie chaînée réalise, en moyenne, presque trois fois plus de chiffre d’affaires qu’un indépendant : l’indépendant est à 410 000 euros, la chaîne à 1,1 million », complète François Blouin de Food Service Vision.
Certes, les indépendants dominent encore largement le marché. Mais les chaînes enregistrent une croissance très rapide de leurs points de vente (+ 300 entre 2021 et 2023). « Elles se positionnent de plus en plus sur des secteurs déjà maillés, dans des territoires ruraux et en périphérie de villes moyennes, où elles se retrouvent en concurrence directe avec les boulangers traditionnels d’une part, et les rayons spécialisés de la grande distribution d’autre part », décrypte François Blouin.
Ces artisans boulangers s’opposent aux chaînes
Les artisans locaux goûtent assez peu ce développement tous azimuts. Ceux de Lons-le-Saunier ont fait entendre leur mécontentement fin 2023. « À l’époque, il y avait déjà une chaîne installée en périphérie – Marie Blachère – et une chaîne qui venait de s’installer – Feuillette – donc nous, les boulangers artisanaux, avons tous manifesté contre l’arrivée annoncée de deux nouvelles chaînes : Ange et un second Marie Blachère », raconte le patron de la boulangerie Amaté.
La capitale du Jura comptait alors 14 indépendants pour 17 000 habitants. Soit environ 1 200 Lédoniens par boulangerie. Un ratio déjà nettement inférieur au minimum requis pour l’équilibre économique de ces entreprises, estimé à 2 000 habitants par boulangerie selon le président de la CNBPF, Dominique Anract.
Nicolas Amaté l’assure : « Depuis l’installation de ces chaînes, principalement de Feuillette à proximité de ma boulangerie, je vois la différence. Sur le snacking, mais également le dimanche sur les viennoiseries, où les gens viennent moins chez moi. » Et l’indépendant a une explication toute trouvée à cette déperdition :
Les chaînes arrivent à casser les prix, donc on ne peut pas rivaliser. On a déjà réduit nos marges, mais on ne peut pas faire plus.
Nicolas Amaté,
artisan boulanger à Lons-le-Saunier (Jura).
En effet, l’inflation a déjà mis dans le pétrin bon nombre d’indépendants. « Il y a eu une très forte augmentation du coût des matières premières : + 30 % en moyenne sur les quatre dernières années », rapporte François Blouin. Et ce n’est pas fini : « En ce début d’année, le beurre a pris 15 %, le cacao 50 %. » Les prix de l’énergie ont eux aussi flambé en 2023, « même si ça s’est un peu ralenti depuis ».
Or, la hausse des prix ne pèse pas seulement sur les comptes des boulangers. Elle grève aussi le pouvoir d’achat des consommateurs, contraints de changer leurs habitudes. C’est le constat établi par Food Service Vision, dans une étude publiée en 2024 : « Si la fréquentation des boulangeries-pâtisseries par les Français n’a pas faibli (72 % des consommateurs s’y rendent plusieurs fois par semaine), ils ont en revanche effectué des arbitrages en achetant moins ou des produits moins chers. »
Une tendance qui favorise les chaînes, à entendre Nicolas Amaté : « Bien sûr, le client fait la différence au niveau de la qualité, mais pour ceux qui ont un petit porte-monnaie, je comprends qu’ils aillent là-bas pour faire des économies. »
Le maire n’a rien fait
Malgré la mobilisation des boulangers, Lons-le-Saunier a bien vu s’implanter un second Marie Blachère. Celui-ci a ouvert ses portes courant janvier, rapporte Voix du Jura. « Nous ne nous sommes vraiment pas sentis soutenus par le maire, qui n’a rien fait pour empêcher la venue de ces chaînes, alors que je reste persuadé qu’il en avait les moyens, contrairement à ce qu’il nous a dit », accuse Nicolas Amaté.
« Bien sûr, la concurrence est toujours difficile, mais où se place la limite dans la liberté d’installation ? Je n’ai aucune arme légale pour les empêcher », répond l’édile Jean-Yves Ravier.
Députée Ensemble pour la République de la première circonscription du Jura, Danielle Brulebois avait reçu les boulangers en colère. Elle s’était également rapprochée du préfet, « pour savoir s’il n’était pas possible de mettre en place un dispositif pour suspendre ces projets ».
« Malheureusement, le seuil de soumission à autorisation d’exploitation commerciale (AEC) ne concerne que les commerces de plus de 1 000 m², et ces chaînes le savent et font donc en sorte de faire des surfaces légèrement plus petites. » La parlementaire a tenté de changer les règles, par le biais d’une proposition de loi et d’un amendement. En vain.
Danielle Brulebois considère malgré tout que « les maires disposent d’une certaine souplesse qui peut leur permettre de mettre des bâtons dans les roues de ces chaînes et les décourager à s’installer, le tout sans porter atteinte à la liberté d’installation ».
Une ligne de crête difficile à tenir. Pour Ange, la Ville de Lons-le-Saunier a bien essayé de lui refuser le permis de construire, au motif que « l’enseigne souhaitait s’installer près d’un rond-point, ce qui allait créer des problèmes au niveau de la circulation », explique Jean-Yves Ravier.
Mais Ange a déposé un recours devant le tribunal administratif qui lui a donné raison. La mairie a interjeté appel de cette décision. Le dossier est maintenant rendu à la cour administrative d’appel de Nancy (Meurthe-et-Moselle). Les deux parties attendent de connaître la date du jugement.
Les chaînes, bouc émissaire idéal ?
« Il est normal que tout ce qui touche à la boulangerie soit sensible, ajoute la députée Danielle Brulebois. Ce sont des commerces familiaux, de qualité, de proximité, avec des personnes qui travaillent beaucoup. Dans de nombreux villages, ce sont d’ailleurs les derniers commerces qui existent. Et dans les villes, vu que les gens achètent leur pain tous les jours, ce sont eux qui font venir les clients en centre-ville. Il est donc normal que l’on se batte pour eux. »
Il faut dire que les perspectives ne sont pas forcément reluisantes pour ces artisans. Selon les projections de Food Service Vision, le nombre d’enseignes de boulangerie « devrait continuer de se réduire, en particulier pour les indépendants, alors que les chaînes vont continuer d’ouvrir de nouveaux points de vente ».
Néanmoins, ces dernières ne font-elles pas figure de bouc émissaire idéal ? Pour François Blouin, « l’érosion du parc d’indépendants est aussi liée à d’autres facteurs que simplement la concurrence des chaînes ».
Et l’expert de mettre en avant « la difficulté à recruter ou trouver un successeur pour exercer ce métier extrêmement engageant sur le plan physique et des horaires ». Une difficulté signalée par 95 % des boulangers et pâtissiers artisanaux interrogés dans le cadre d’une enquête menée, en 2022, par l’Observatoire des métiers de l’alimentation en détail.
« Les chaînes y sont également confrontées, complète François Blouin, mais elles peuvent s’appuyer sur des méthodes de recrutement et des organisations de travail pour faire face à ces problèmes de main d’œuvre. »
Se démarquer pour s’en sortir
« Face à ces grosses chaînes, notre seule solution aujourd’hui est d’essayer de se démarquer du lot en vendant des produits de qualité, car on ne peut pas s’aligner sur les prix », tranche le Jurassien Nicolas Amaté.
C’est exactement la voie choisie par son confrère normand, Thierry Héron. L’artisan s’est installé en 2020 à la sortie de Louviers, au bord d’un rond-point relié à la voie rapide qui conduit à l’A13. « On a copié le bon côté des chaînes », glisse-t-il en souriant.
Mais la comparaison s’arrête là. « Au départ, les clients nous prenaient pour des industriels et s’attendaient à des offres promotionnelles. Il a fallu leur expliquer qu’on faisait tout nous-mêmes, de façon artisanale, et qu’il n’était donc pas question de dévaluer notre travail. »
Chargée de la communication de la Maison Héron (28 salariés et apprentis), sa fille Gaëlle publie régulièrement sur les réseaux sociaux pour faire connaître les produits phares de l’établissement. Notamment son flan pâtissier nature, labellisé « Saveurs de Normandie ».
Signature de l’enseigne, il peut être commandé en ligne et livré « partout en France », de même que les brioches et macarons, grâce à la plateforme de producteurs Pourdebon et au service d’expédition Chronofresh. « C’est ce qui nous permet de toucher de nouveaux clients », se félicite le patron qui a reçu en 2022 la distinction de « maître artisan ».
Bar à salade, snacking, service traiteur, offre de plateaux-repas à destination des entreprises… « On se diversifie en misant sur la qualité. C’est ce qui nous permet d’avoir ce lien de confiance avec notre clientèle. »
À l’instar de la Maison Héron, bon nombre d’artisans font ce pari de la diversification. « Vous voyez aujourd’hui, notamment dans les campagnes, des boulangeries qui proposent une offre de vins ou d’apéritifs. D’autres sont devenues de véritables coffee shops, avec une offre de cafés, du wifi, une salle où se poser, illustre François Blouin de Food Service Vision. Ce sont des acteurs très à l’écoute de leurs clients pour répondre à leurs besoins. » Et survivre à la guerre du pain.