Recette dévoyée, non-sens écologique, bienfaits nutritifs douteux… Peut-on encore se nourrir de poke bowl à la pause déjeuner en 2021 ? Les réponses d’Alexandra Retion, diététicienne, et de Ninon Gouronnec, spécialiste en cuisine durable.
Voilà maintenant cinq ans que le poke bowl règne en maître sur les habitudes alimentaires des urbains. Et pour cause, selon une étude réalisée par l’application Deliveroo, il s’impose deuxième sur le podium des 100 plats les plus commandés au monde sur l’année 2020. Soit un cran en dessous de l’indétrônable cheeseburger. Un triomphe pour cette spécialité hawaïenne dont les enseignes françaises n’ont depuis cessé de se multiplier. La recette du succès ? Du poisson cru, des légumes et une base de riz. Mais le poke bowl est-il compatible avec notre époque ? Alexandra Retion, diététicienne, et Ninon Gouronnec, chargée de cuisine durable à la Fondation Good Planet, lèvent le voile sur ce phénomène culinaire contestable.
Entre tradition et détournement
Porté par la vague de la healthy food, le poke bowl a su se frayer un chemin par-delà l’océan Pacifique pour s’imposer à l’heure de la pause déjeuner. Rien d’anormal au vu de toutes les qualités présentées par ce dernier : des associations saines et équilibrées, un repas complet, une esthétique colorée digne des plus beaux comptes Instagram, le tout empaqueté dans un bol transportable, idéal pour la vie de bureau et les clients pressés. Pour autant, comme interroge le journal Libération dans un billet d’humeur publié le 7 septembre, et si l’heure du poke bowl était à l’indigestion ?
Désormais loin de la traditionnelle recette hawaïenne composée de poisson pêché sur l’île du coin et d’algues locales, il semblerait que le plat préféré des surfeurs ait muté. Saumon, thon, poulet rôti, crevette, falafel, tofu… Tous les goûts sont désormais permis. Quant aux combinaisons proposées, si les classiques avocat, concombre et radis sont toujours de la partie, l’ananas et la mangue en sont devenues les stars attitrées. Un coup hawaien, un autre japonais, et parfois même israëlien… Les influences se mélangent dans le bol pour former un melting pot coloré au gré des tendances. Et parfois même au détriment du goût.
Un combo plus si diététique
Pourtant, le poke bowl, en soit, est loin d’être une mauvaise idée d’après Alexandra Retion, diététicienne. Protéine, vitamines, fibres, glucides… Difficile de faire mieux nutritionnellement parlant quand tout ce dont le corps a besoin est réuni en un seul plat. Mais de la même manière que la recette a évolué ces dernières années, les ingrédients ne seraient plus aussi diététiques qu’à l’origine. «Pour commencer, le riz utilisé par la plupart des enseignes n’a pas le même bienfait que celui qu’on lui attribue d’ordinaire, explique Ninon Gouronnec. Celui-ci est trop blanc, trop cuit… Non seulement il perd en fibre mais en plus son indice glycémique augmente.»
De plus, le panel d’aliments proposés s’est élargi au profit des plus gourmands et offre désormais toute une sélection de produits transformés. «Et lorsqu’on choisit des viandes mijotées ou frites, par exemple, comme du poulet pané ou du porc au caramel, on augmente considérablement le taux de gras consommé», explique la diététicienne. Notons également qu’une matière grasse chauffée à haute température double en calorie et voit ses apports nutritifs disparaître. «On s’éloigne alors du plat complet et équilibré qui nous intéressait au début», conclut Alexandra Retion. La spécialiste de la nutrition recommande de faire attention à la composition de son bol en privilégiant des légumes, des féculents plus complexes et une huile assaisonnante crue pour être sûr d’en tirer les bénéfices attendus.
Une problématique environnementale grandissante
Autre bémol, l’éco-responsabilité parfois douteuse des enseignes qui se sont emparées de la tendance. «On a souvent l’image d’un plat healthy et écolo mais une fois décortiqué, on s’aperçoit rapidement que la durabilité n’est vraiment pas du côté du poke bowl», confie Ninon Gouronnec, chargée de cuisine durable à la Fondation Good Planet. En effet, si le plat d’origine se base avant tout sur des produits accessibles à Hawaï, sa consommation à l’échelle planétaire nécessite une importation des produits plébiscités. «Prenons le saumon, par exemple. C’est l’un des poissons les plus consommés par les Français et dont les stocks sont aujourd’hui extrêmement menacés, si ce n’est presque épuisés. Celui qu’on retrouve dans nos assiettes provient donc d’élevages qui, pour éviter la prolifération des maladies, les gavent d’antibiotiques. Et lorsque l’un d’eux s’échappe, sa reproduction bouleverse tous les système marins. Une vraie catastrophe écologique.» Sans compter que, bien souvent, aucune information sur la manière ou le lieu où le poisson a été pêché n’est délivrée.
Idem pour l’avocat et la mangue, souvent choisis pour la couleur et la rondeur qu’ils apportent à la recette. «Ces produits exotiques sont cueillis avant maturité et arrivent en France par avion, bateau et camion avant d’être stockés dans des chambres de maturation. Ils sont ensuite pulvérisés à l’éthylène afin d’obtenir de magnifiques fruits prêts à être consommés toute l’année.» D’autant plus que ces produits répondent à des saisonnalités, rappelle la spécialiste en cuisine durable. Or, le poké bowl est consommé chaque jour de l’année et implique ainsi, à terme, le risque d’un épuisement des ressources naturelles.
Repenser les « poke »
Si des enseignes s’engagent déjà à réduire leur empreinte plastique et à sélectionner des pêches plus durables, il est néanmoins possible d’aller plus loin. D’abord en renseignant le consommateur sur la saisonnalité des produits pour ne lui proposer que des recettes par période. «Aujourd’hui, tout le monde s’interroge sur son alimentation, fait attention, au quotidien, à manger des produits bio, de saison… Mais pour certaines enseignes, ces questions ont tendance à être mises de côté, et notamment celle de la traçabilité, regrette Ninon Gouronnec. C’est important de ne pas les oublier.»
En remplaçant enfin les produits exotiques par des ingrédients plus locaux pour réduire au maximum l’empreinte carbone consommée. Et quoi de plus facile quand on connaît la richesse du patrimoine français ? «Nos côtes sont nombreuses, profitons-en ! On peut se tourner vers des poissons moins connus mais tout aussi intéressants nutritionnellement parlant, tels que le merlu, le mulet, le maquereau, la sardine… Et surtout varier les pêches», rappelle Ninon Gouronnec. Quant à l’accompagnement, pourquoi ne pas opter pour de l’orge, du petit épeautre, du quinoa français, et bien sûr des légumes cultivés par des producteurs de proximité.
En Bretagne, certaines enseignes remplacent déjà le saumon par de la truite bretonne et, en mai dernier, le tout premier take-away de poke local a été inauguré à Lausanne, en Suisse. Là-bas, le saumon et le poulet sont élevés dans la région, le thon est remplacé par du seitan et les légumes sont cultivés dans des fermes environnantes. «Ce n’est pas moins sexy, ce n’est pas moins drôle, c’est juste différent, tranche l’experte. Et c’est ainsi que, petit à petit, on parvient à modifier ses habitudes vers une alimentation plus durable.» Alors certes, la recette s’éloigne de ses origines hawaïennes mais finalement elle se rapproche de sa conception initiale. À savoir : un plat bien de chez soi.